C'est un procédé bien connu des entreprises pour tenter de faire taire la presse : les procédures bâillons. Le principe : lancer des actions en justice pour intimider ou dissuader les journalistes et défenseurs des droits d'enquêter ou de révéler des informations sensibles.
5 janvier 2017, alors que le journaliste Nicolas Vescovacci est en pleine écriture d’un livre-enquête sur l’homme d’affaires Vincent Bolloré (Vincent Tout Puissant, co-écrit avec Jean-Pierre Canet, publié aux éditions JC Lattès) un huissier frappe à sa porte pour lui remettre un courrier.
« Je dépiaute cette enveloppe et je vois sur la troisième page un montant : 700 000 euros plus 50 000 euros. Je me dis de quoi s’agit-il ? Vivendi m’accusait d’avoir mis en péril la bonne marche de l’entreprise à travers des mails et des sms que j’avais envoyés pour faire simplement mon travail, c'est-à-dire le « contradictoire » dans une enquête, et il me réclamait 750 000 euros de dommages et intérêts »
Dans ce dossier, le groupe Vivendi sera finalement condamné pour « procédure abusive ».
L'homme d'affaires et ses sociétés vont engager deux autres actions en diffamation, celles-ci, contre les auteurs du livre. Avant de se désister à quelques semaines de l'audience.
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« Au final, Vivendi ou Vincent Bolloré a intenté trois procédures contre moi. Trois procédures, ça veut dire quasiment 6 à 7 ans de pression judiciaire sur vos épaules et des coûts financiers de plusieurs milliers d’euros. C’est ça une procédure bâillon. C'est une intimidation concrète et précise sur un journaliste, un journal ou une maison d’édition. C’est faire peur pour que les autres ne s'engagent pas sur l'enquête, et Vincent Bolloré est un adepte des procédures bâillons ».
Contacté, l’avocat de Vincent Bolloré n'a pas répondu à cette affirmation.
Toujours est-il que ce type de procédures se multiplie, observe Nicolas Vescovacci, par ailleurs membre du collectif de journalistes « Informer n’est pas un délit » : « On n'imagine pas le nombre de procédures qui sont intentées pour des journalistes qui enquêtent par exemple en Bretagne sur le système agroalimentaire français. Tout ça pour limiter la sortie d'information qui sont d'intérêt général ».
C’est justement pour limiter le recours à ces procédures judiciaires abusives qu’une directive européenne a été adoptée en mars 2024.
Didier Leick avocat au Barreau de Paris spécialisé dans le droit de la presse : « Il y a maintenant une directive européenne qui vise à mettre un certain nombre de dispositifs de protection pour ce qui est des procédures les plus abusives. Par exemple : que celui qui a initié la procédure supporte les frais de justice et puisqu'il soit condamné à couvrir les frais de procédure. Pour que celui-ci, qui tente de « bâillonner » pour reprendre l’expression, ait lui-même à gérer une petite prise de risque ».
Encore faut-il que les États membres de l'Union européenne transposent cette directive dans leur droit national. Ils ont jusqu’à 2026 pour le faire…
Certains avocats pointent déjà les limites de ce texte puisqu'il ne concerne pour le moment que les actions en justice lancées devant des tribunaux civils. Et non celles engagées au pénal, qui représentent pourtant l'écrasante majorité de ces procédures bâillons.